6 ottobre 2016

"Le Monde des Livres"

L’Italie cruelle et burlesque de Caterina Bonvicini

Une jeune pousse verte et drue est apparue un jour en terre littéraire romaine. C’était dans les années 2000. Une Italienne du nom de Caterina Bonvicini publiait ses premiers livres, certains sous des titres étranges, comme L’Equilibre des requins (Gallimard, 2010). Elle y réussissait ce tour de force qui consiste à pré­senter la dépression sous un jour poétique, fantasque, humoristique même, à l’image de ses personnages, en apparence gaillards, mais pris en réalité, tels de gros poissons hébétés, dans les mailles d’un filet qui les empêchait de gagner le large.

Cette jeune pousse, on a tout de suite eu envie de la couver de l’œil, pour la voir croître et s’épanouir. Et l’on n’a pas été déçu lorsque a paru en France son deuxième roman traduit, Le Lent Sourire (Gallimard, 2011). Avec l’histoire de « cette mystérieuse affinité qui rassemble les vivants quand tout est dévasté par la mort » – les protagonistes du livre se sont rencontrés à l’hôpital où leur amie ou leur conjoint était en train de mourir –, l’auteure signait encore une fois un roman grave. Mais qui, comme L’Equilibre des requins, s’achevait sur… tout le contraire de la pleurnicherie ou de la compassion. Un brin d’euphorie. Une promesse de vie.

S’amuser à mettre des bombes sous les wagons

C’est cette énergie que l’on retrouve, décuplée, dans Le Pays que j’aime. Comme si Caterina Bonvicini s’était libérée complètement – et avec elle son ton (hardi), son écriture (vive) – pour donner quelque chose d’étonnamment cruel et burlesque à la fois.

Cela commence en Emilie-Romagne dans les années 1970, dites « de plomb ». Nous sommes à Bologne, où l’auteure a vécu enfant et où elle fait grandir ses personnages, Valerio et Olivia, dans une villa somptueuse de riches promoteurs immobiliers, les Morganti. Valerio est le fils du jardinier. Olivia, la fille de famille. Ils sont élevés ensemble mais leur apprentissage de l’existence est spécial. Le grand-père d’Olivia les conduit à l’école en Ritmo blindée. Il y a un Beretta dans la boîte à gants et, sur le pare-brise, « un trou de projectile entouré de fissures en toile d’araignée ». Au lieu de jouer au train électrique, Valerio et Olivia s’amusent à mettre des bombes sous les wagons – l’attentat du train Italicus (août 1974) est dans toutes les mémoires. Quant aux adultes, ils n’ont « qu’une lettre et un chiffre à la bouche », P2.Ils expliquent aux enfants que si le directeur du Banco Ambrosiano a été pendu, c’est parce qu’il « appartenait à une mystérieuse société secrète » – dont les membres portent « une capuche noire et des gants blancs » – et qu’il détenait « le plus grand trésor du monde », c’est pourquoi on l’appelait « le banquier de Dieu ».

En quelques chapitres, tout est brossé de l’époque mais, surtout, de cette inoubliable famille de « la haute », patriarcale, anticommuniste, ouvertement pingre, secrètement corrompue, presque aussi réfractaire à ses pièces rapportées qu’à l’homosexualité ou à l’art moderne, et bien sûr déchirée par les querelles intestines, les trahisons et les secrets d’alcôve. « Ah la famille : vaste piège d’attentions et de protections tacites, en particulier dans l’âme italienne », soupire un personnage. Sur cette toile de fond, Caterina Bon­vicini dessine deux lignes sinusoïdales. Ce sont les destins croisés de Valerio et d’Olivia, « la courbe de leurs éloignements et de leurs rapprochements », qui s’achèvera dans les années 2000, dites « Berlusconi ».

Des images dignes du « Grand Meaulnes »

Rien de mieux que ce roman pour comprendre l’Italie du dernier demi-siècle. Tout est subtil, rien n’est attendu. On n’en perd pas une miette et on réfléchit sans s’en rendre compte – aux riches et aux pauvres, à la grâce et à la disgrâce des puissants, au « gène des diplômes », aux « pactes d’amour » et à leur espérance de vie, à l’élévation sociale… On réfléchit aux « gagnants et aux perdants », une expression qui met Valerio en rage parce qu’on lui en rebat les oreilles et que, dit-il, c’est « une véritable obsession, une sorte de chantage continuel que cette histoire de gagnants et de perdants, dans la vie ».

Il y a des personnages grandioses (Manon), des images dignes du Grand Meaulnes(la fête d’anniversaire), des scènes littérairement très réussies (la rupture amoureuse sur fond de discours berlusconien)… Il y a de l’humour, de la drôlerie, de la finesse, de la gravité. Bref, même si le titre français est un peu plat – il est justement tiré d’un message vidéo de Silvio Berlusconi –, il faut lire Le Pays que j’aime, une tragi-comédie puissante et poignante que Paolo Sorrentino ne désavouerait pas.

Florence Noiville

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